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Extrait de « La Défunte
était exquise » in Quartiers divers :
« C'était un de ces restaurants entièrement faits
de plastique qui essayait de se donner un air intime et vieillot.
Ce qui donnait une atmosphère bâtarde unique. Rideaux syspendus
le long du plafond, banquettes de similicuir rouge agrémentées ça
et là de coussins qui glissaient et s'étaient salis. Lampes à abat-jour
qui n'arrivaient pas à occulter l'éclat de l'alu qui courait le
long des tables de lino, grandes fenêtres carrées, plantes artificielles
nichées haut dans des jardinières en macramé bariolé, etc. Mais
il y avait de la place pour danser. Ce qu'on ne fit pas; on avait
trop faim. Il faut dire que le menu, sur un bout de feuille sous
plastique devant chaque convive, invitait la curiosité...
Quand on leva les yeux du menu, on aperçut la nièce du facteur,
Josée. Elle fit des salutations assez mondaines, parut charmée de
voir qu'il y avait autant de convives et fit sortir le chef pour
le présenter au groupe. Les vieillards inconnus qu'on avait ramassés
devant l'église applaudirent à tout rompre à la vue du barbu aux
gros sourcils sous la toque, qui avait le torse d'un Minotaure et
de gras doigts boudinés. Énorme, à tous points de vue. Il inclina
la tête de bonne grâce, un peu agacé, et disparut derrière le rideau
qui masquait la cuisine.
-- J'ai des doutes, dit Marius, qui aime voir où l'on prépare la
bouffe, dans un restaurant. Jamais vu pareil menu...
Alex et Leblanc regardaient les verres de lait caillé alignés sur
un comptoir et se faisaient des commentaires obtus à voix basse.
-- Non mais décrispez un peu ! j'ai dit. Tiens, ils passent de la
vodka ! En effet, à la russe, à jeun, direct dans l'oesophage sans
s'attarder, pure comme de l'eau de roche.
La vodka dans le gosier, on a eu brusquement l'impression d'une
grande chaleur. »
Andrée Laurier, « La Défunte
était exquise », in Quartiers divers, collectif de nouvelles,
Vents
d'Ouest, 1997
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